Après l'excellent Cupid Deluxe de 2013, Devonté Hynes revient avec un nouvel album sous l'alias de Blood Orange, dans un contexte tendu aux Etats-Unis, sa patrie d'adoption. Dès la première chanson, "By Ourselves", mêlant chant gospel, piano soul et field recording de New York, on sent qu'on a affaire à un album très personnel, introspectif et intimiste, et en même temps généreux, ouvert et politique. Un solo de saxo souligne un discours enflammé parlant de la vision qu'ont les femmes noires de leur propre corps et de la façon dont la société fait en sorte qu'elles se détestent, ainsi que de ceux qui luttent contre cela, à commencer par Missy Elliott. L'intime rencontre le politique, le public et le privé, leurs interactions et leurs collisions, tel est l'enjeu de cet album.
Le morceau suivant est magnifique, et pourtant ce tube "Augustine", repose sur bien peu de choses : une boîte à rythme très en avant et répétitive, des synthés, un piano, et surtout ce chant. Chanté-parlé sur le premier couplet, chanté et susurré d'une voix de tête angélique et nimbée d'écho sur les refrains et jusqu'à la fin du morceau, où il sera accompagné de choeurs féminins. Et une guitare ligne claire très années 80. Le résultat est là, le morceau est à la fois épuré et riche, ultra mélodique et rythmé, mélancolique et euphorisant, c'est une superbe chanson.
Le field recording fera la jonction avec la magnifique slow jam "Chance", entre Michael Jackson tardif, rnb synthétique moderne, jazz et choeurs gospel. L'émotion prend à la gorge à chaque instant de cet album magnifiquement structuré : la fin de la chanson s'ouvre à merveille sur "Best To You", qui avec son chant féminin, ses claviers rêveurs, son violoncelle classique et son refrain irrésitible (tubesque?) envoie aux oubliettes de l'histoire tous les tâcherons tropical house qui squattent les ondes (Bieber, Diplo, Kygo et le reste). L'interlude déchirant jazz-soul-new wave "With Him" ouvre magnifiquement "E.V.P", bombe électrofunk très Prince, et véritable ode à New York, feat Debbie Harry de Blondie. Là encore tout est dosé avec une précision chirurgicale, l'émotion suinte de partout, les arrangements et les mélodies sont une leçon de musicalité, les frontières des genres musicaux sont allègrement franchies, du classique au jazz au funk à la pop, pour former une symbiose parfaite.
"Love Ya", soul, électropop et jazz, et "But You", ballade rnb jacksonienne, sont à tomber. "Désirée" est une merveille de rnb synthétique nocturne. En se jouant de la structure traditionnelle des chansons, mais en gardant une approche résolument pop, Hynes ouvre de nouveaux espaces de créativité sans perdre ni le pouvoir d'attraction de sa musique, ni sa grande valeur artistique. Et donne plus de force à cet album qui est décidément un tout ne pouvant être réduit ni à une suite de chansons, ni à un ou des genres musicaux, mais qui transcende tout ça.
"Hands Up" est ultra accrocheur et profond, la ballade "Hadron Collider" confiée à Nelly Furtado est impeccable et d'une sensibilité folle, et "Squash Squash" oscille entre rnb 90's façon new jack swing, jazz, électropop, et se clôt sur un des magnifiques thèmes récurrents de l'album. L'électrofunk de "Juicy 1-4", le magnifiquement pop "Better Than Me" aux rythmiques complexes presque IDM et le soul/gospel "Thank You" poursuivent le voyage. Le piano classique se mêle au rnb électrofunkysé sur "I Know" et son chant de crooner magistral, avant de clore l'album sur la ballade synthétique déchirante "Better Numb".
Cet album est l'oeuvre la plus bluffante que j'aie entendu cette année, et une énorme claque. Parfait de bout en bout, magnifiquement composé, structuré, arrangé, interprété avec émotion et surtout avec énormément de fond dans le discours. J'ai pas grand chose de plus à ajouter si ce n'est que vous devez l'écouter (par exemple ici), et vous n'allez pas vous en remettre.
Bonne écoute !
Alex
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